Selon les critères de Nome, c’était un bureau confortable, avec une grande fenêtre en saillie, une rangée de plantes en pots, tendrement soignées par l’infirmière en chef, Emily Morgan, et des étagères garnies de livres de médecine que Welch avait lus et relus. La pièce, orientée au sud, donnait sur la rue. Welch s’asseyait là souvent pour observer les habitants de la ville aller et venir.
Il connaissait tous les membres du conseil municipal. Il les avait soignés, eux et leurs familles, et en plusieurs occasions Lula et lui avaient été invités à dîner chez eux. La plupart avaient des enfants et ils ignoraient tout de la situation.
Il y avait là George Maynard, un homme solidement charpenté, éditeur du Nome Nugget et maire de la ville ; Mark Summers, le directeur de Hammon Consolidated Gold Fields ; l’avocat Hugh O’Neil ; G. J. Lomen, l’ancien maire de Nome, devenu juge et dont la famille était l’une des plus influentes de la ville.
Compatissant, Summers avait donné congé à ses employés afin qu’ils puissent prendre part au deuil de la famille Barnett et présenter leurs condoléances au père du jeune Billy, qui travaillait pour la société Hammon.
Welch prit une profonde inspiration avant d’expliquer ce qui s’était passé au cours des derniers mois ; il évoqua les nombreux maux de gorge qu’il avait eu à soigner après le départ de l’Alameda et la fin du trafic maritime, parla du jeune Esquimau de Holy Cross et de la mort de Margaret Eide. Il en était venu à la conclusion que tous les enfants de Nome étaient exposés. Billy Barnett était mort de la diphtérie et tout indiquait que sur le Sandspit, Bessie Stanley, la jeune Esquimaude, souffrait du même mal et ne tarderait pas à subir le même sort. Welch ne pouvait pas expliquer comment ils avaient contracté cette maladie, mais il lui paraissait évident qu’à présent Nome allait devoir affronter une épidémie.
En effet, vu la nature très contagieuse de la maladie, Welch s’attendait à ce que de nouveaux cas se déclarent dans les prochaines vingt-quatre heures. Le sérum antidiphtérique était le seul remède possible et il n’en avait que pour six patients au mieux. Pour aggraver encore les choses, les quelque quatre-vingt mille unités qui lui restaient étaient vieilles de six ans. Welch en avait commandé de nouvelles au cours de l’été, mais elles ne lui avaient pas été livrées par l’Alameda et il n’y aurait pas d’autre bateau avant le printemps.
Le matin même, en dépit de ses craintes quant aux effets du sérum périmé, il avait injecté six mille unités à Bessie Stanley, mais il doutait que cela produise beaucoup d’effet car l’enfant avait été soignée longtemps après l’apparition des premiers symptômes. En cela il avait raison : Bessie mourut quelques heures plus tard.
Welch ajouta que pour combattre efficacement l’épidémie, il aurait besoin d’au moins un million d’unités.
Il n’eut pas besoin d’argumenter pour convaincre ses interlocuteurs. Sept ans seulement auparavant, à l’automne 1918, une souche du virus de la grippe avait été apportée par le Victoria, avec les caisses et les provisions.
Durant l’épidémie, le temps s’était littéralement arrêté : l’homme chargé de remonter l’horloge Segerstrom & Heger qui se trouvait devant la bijouterie était mort ou avait pris le dernier bateau, et personne ne s’était donné la peine de la remettre à l’heure. Le juge, le chef des pompiers, le shérif et même le médecin que Welch avait remplacé avaient été contaminés et étaient trop malades pour pouvoir travailler. (L’autre médecin avait quitté la ville à bord du Victoria.) La peur de la contamination paralysait ceux qui étaient encore en bonne santé.
« On ne trouvait personne pour aider les malades, écrivait un survivant. Les bien-portants étaient terrorisés et ne faisaient rien. »
Prenant les choses en main, le shérif adjoint de Nome avait réuni des volontaires et les avait envoyés à la chasse aux survivants. Ils avaient enfoncé des portes, sorti des maisons les malades les plus atteints et emporté des marmites remplies de ragoût sur le Sandspit pour nourrir les Esquimaux. Ils s’étaient introduits dans les habitations sombres et y avaient découvert des familles entières mortes. Certaines personnes étaient encore assises sur des chaises ; elles avaient gelé sur place quand le feu s’était éteint. D’autres gisaient nues sur le sol.
On suppose que beaucoup d’entre elles, brûlantes de fièvre, s’étaient dévêtues pour se rafraîchir. Des enfants, certains moribonds, s’étaient allongés entre leurs parents morts pour se réchauffer. En huit jours, cent soixante-deux Esquimaux étaient morts sur le Sandspit, et le silence régnait sur cette communauté autrefois bruyante et pleine de vie. La fumée ne s’échappait plus du tuyau des poêles et plus personne n’avait la force d’entretenir les feux qui auraient réchauffé les habitations.
« Toutes les deux ou trois minutes, des autochtones meurent », signalait une dépêche urgente, envoyée de Nome aux autorités de l’Alaska.
Les équipes de secours durent se battre contre des chiens affamés pour parvenir auprès des vivants et des morts. Personne ne les nourrissant, les chiens s’étaient retournés contre leurs maîtres. On découvrit un Esquimau, chez lui, sans vie, les mains gelées, crispées sur son fusil pointé en direction de la porte. Il était mort de froid en essayant de repousser les chiens.
En quelques semaines seulement, le virus se propagea dans les communautés du nord-ouest de l’Alaska. Se déplaçant en traîneaux à chiens, les équipes de secours se rendaient d’un village à l’autre, cherchant désespérément les survivants. Ils réussirent à sauver une fillette et sa petite sœur, encore un bébé, qui étaient enfermées chez elles depuis plusieurs jours tandis que des chiens affamés, babines retroussées, rôdaient à l’extérieur. La fillette avait survécu en se blottissant contre sa mère morte. De temps à autre, elle tendait le bras à l’extérieur, attrapait une poignée de neige qu’elle faisait fondre dans sa bouche pour donner à boire à sa sœur. On retrouva un autre petit Esquimau, les pieds gelés ; il avait offert ses mukluks à sa jeune sœur.
À Pilgrim Hot Springs, à environ quatre-vingts kilomètres au nord de Nome, une mission avait pris des allures de poste de triage des blessés, comme en temps de guerre. « Si vous pouviez me rendre visite, écrivait le missionnaire, vous trouveriez ma maison remplie d’orphelins et de malades. Non loin de là, sous une tente, vous verriez sept corps. À une dizaine de kilomètres, éparpillés dans différents igloos, vous découvririez quarante autres corps. Cela vous horrifie ? L’épreuve était à peine terminée à Nome quand j’appris que mes fidèles étaient atteints à leur tour par la maladie. Je m’empressai d’aller à leur secours. À mon arrivée, vingt-trois étaient déjà morts. Je réunis trente survivants chez moi. Sept sont morts dans mes bras. Les autres sont convalescents. Je n’ai pour m’aider qu’un homme bon, mais vieux et faible. Je ne sais pas comment prendre soin des bébés et des jeunes enfants. Que faire d’autre ? »
La maladie marqua terriblement les survivants dont beaucoup étaient hébergés dans une vieille école de Nome située au coin de Steadman Street et Third Avenue. Là, dans un gymnase, transformé en centre de soins, deux Esquimaux se suicidèrent. Le premier se pendit à un portemanteau, sous les yeux de son compagnon qui passa ensuite le nœud coulant autour de son cou et se pendit à son tour. Le Nome Nugget rapporta que le second corps avait été découvert se balançant devant un tableau noir sur lequel les deux hommes avaient écrit, à la craie, qu’ils souhaitaient juste mettre un terme à leur vie rapidement.
Quand l’épidémie prit fin, des volontaires commencèrent à s’occuper des morts. Les corps furent emportés en traîneau et entassés dans des maisons abandonnées où ils restèrent jusqu’au printemps, en attendant que l’on puisse creuser une fosse commune dans le sol dégelé. Les cabanes, les fourrures, les literies et les vêtements furent brûlés par mesure de protection. Les chiens furent abattus et pour la première fois à Nome, le chœur des malamutes ne se fit pas entendre le soir venu.
La grippe avait tué au moins un millier de personnes dans la région de Nome, et plus de deux mille dans tout l’Alaska. Sur les trois cents orphelins qu’on dénombra sur le Territoire, quatre-vingt-dix habitaient Nome, et la plupart d’entre eux étaient des Esquimaux. Ils furent « fauchés comme de l’herbe », dit un missionnaire.
Tous les membres du conseil municipal de Nome, réunis au Maynard Hospital, se rappelaient l’épidémie de grippe et chacun avait gardé un souvenir très vif de ce désastre. Maynard, le maire, demanda aussitôt à Welch de prendre les choses en main, mais le docteur suggéra de créer une commission sanitaire temporaire, pouvant agir librement sans en référer au conseil municipal. L’idée fut approuvée et Maynard, Welch et Mark Summers en devinrent les membres principaux. Sans que Welch n’eût à le leur demander, ils se mirent d’accord sur un mode d’action : isoler la ville sur le champ. Welch conseilla que les écoles, l’église, le cinéma et les autres lieux publics soient fermés, que les déplacements soient fortement déconseillés et totalement interdits pour les enfants.
Un conseiller municipal se rappela qu’une partie de cartes avait lieu au Pioneer Hall et il fut décidé qu’on irait l’interrompre sur-le-champ. Puis pour apprendre la nouvelle à ses concitoyens le moins brutalement possible et éviter tout mouvement de panique, Maynard décida de faire imprimer un avis à la population, détaillant les faits et préparant les habitants à une quarantaine stricte.
La réunion était terminée. Les membres de la commission sanitaire décidèrent de se réunir tous les soirs jusqu’à ce que le danger soit écarté. L’après-midi était bien avancé quand Welch se rendit à la station de radiotélégraphie et demanda à l’opérateur de transmettre deux messages urgents : l’un à l’intention de tous les maires des villes importantes et à toutes les autorités du Territoire, dont le gouverneur, à Juneau, pour leur faire savoir que Nome avait désespérément besoin de sérum antidiphtérique.
L’autre était destiné aux collègues de Welch chargés de la production de sérums et de vaccins, au service de Santé publique des États-Unis, à Washington.

Une épidémie de diphtérie est presque inévitable – stop – J’ai un besoin urgent d’un million d’unités de sérum antidiphtérique – stop – La poste est le seul mode de transport possible – stop – J’ai déjà demandé du sérum au directeur du service de Santé des Territoires – stop.

Moins d’une semaine plus tard, les difficultés que connaissait Nome feraient la une de presque tous les journaux d’Amérique.
La quarantaine entra en vigueur presque immédiatement. Le Dream Theatre fut fermé et toutes les réunions suspendues. Welch conseilla à ses bons amis les Walsh de prendre leurs affaires et de partir pour la petite maison isolée qu’ils possédaient à plusieurs kilomètres de Nome, et leur recommanda de ne pas revenir avant d’avoir eu de ses nouvelles.
Les écoliers reçurent l’ordre de rentrer chez eux, et Jean Summers-Wolf se souviendra que tous les enfants avaient aussitôt compris qu’il se passait quelque chose de grave. « Je me rappelle avoir retenu ma respiration et être passée en courant devant tous les bâtiments qui affichaient cette grande pancarte rouge : quarantaine, défense d’entrer. »
Maynard acheva de rédiger son avis et fit le nécessaire pour qu’il soit placardé dans toute la ville, puis il gagna son bureau pour s’assurer que son texte paraîtrait dans la prochaine édition du Nome Nugget. Il l’avait rédigé avec soin, mais le ton rassurant ne parvenait pas à masquer totalement la gravité des événements.

Une épidémie de diphtérie s’est déclarée à Nome, mais si toutes les précautions sont prises, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Par contre, si les parents n’empêchent pas leurs enfants d’entrer en contact avec d’autres enfants, l’épidémie pourrait se propager et prendre des proportions importantes… Tous les enfants doivent se laver le visage et les mains plusieurs fois par jour avec un savon doux, comme le Ivory Soap. Se laver avec un savon plus agressif serait pire que ne pas se laver du tout car il provoquerait sur le visage et les mains des gerçures et des crevasses qui risqueraient de favoriser le développement du germe de la diphtérie… Les autorités feront tout leur possible pour empêcher les personnes atteintes par la maladie de quitter Nome et de contaminer ainsi les camps des environs.