Curtis Welch était le seul médecin sur les centaines de kilomètres de ce littoral oublié de la mer de Béring, et durant les dix-huit années qui venaient de s’écouler, il avait regardé l’hiver arriver soudainement comme cela se passe très souvent dans le Grand Nord. On disait que dans cette région il n’y avait que deux saisons : l’hiver et le 4 Juillet. A Nome, les hivers duraient au moins sept mois et les autres saisons arrivaient et repartaient en quelques courtes semaines. De juillet à octobre, la mer de Béring était libre de glace et la ville était accessible aux bateaux à vapeur et aux schooners venus de Seattle, le port important le plus proche, situé à environ trois mille huit cent quarante kilomètres au sud, soit environ quatorze jours de navigation. Au début de novembre, la mer de Béring gelait et la lumière disparaissait presque du ciel. Le Victoria, habituellement le premier bateau transportant des passagers à arriver au printemps et le dernier à partir à l’automne, prenait la route du sud après avoir déchargé sa cargaison, laissant derrière lui la ville coupée du monde, inaccessible si ce n’est en traîneaux à chiens, en suivant une piste qui traversait l’intérieur de l’Alaska et reliait la ville aux ports libres de glace du Sud-Est.
Le froid impitoyable se manifestait brusquement et violemment, accompagné d’un blizzard qui soufflait pendant plusieurs jours et provoquait un sentiment de total isolement, capable de miner la détermination de l’individu le plus courageux. Chaque automne, presque la moitié de la population de la ville embarquait à bord des derniers bateaux à lever l’ancre et ne revenait qu’au printemps. Welch, lui, restait à Nome. C’était ce qu’il avait fait tous les ans, sauf une fois où il s’était absenté pendant une courte période pour participer à la Grande Guerre en tant que médecin militaire. Il était tombé amoureux de l’Alaska dès son arrivée, en 1907, et cet attachement n’avait fait que croître au fil des années. Il avait écrit à sa sœur, qui habitait New Haven (Connecticut), que ces grands espaces permettaient à son esprit de s’épanouir.
Depuis son enfance, Welch avait le sentiment d’être différent des autres, et si la moindre obligation sociale était toujours pour lui une corvée – il était connu pour s’éclipser d’un dîner dès que la conversation s’engageait – l’Alaska et ses espaces sans limites le comblaient.
Il avait à présent cinquante ans, et ses cheveux d’un blond doré avaient blanchi. Il lui tardait toujours d’assister à l’exode annuel et de retourner à sa solitude.
Quel que soit le moment de l’année, Nome restait un lieu isolé, un petit point sur la carte de la dernière frontière américaine, ce vaste Territoire de l’Alaska qui s’étendait sur plus d’un million cinq cent trente mille kilomètres carrés, une région aussi vaste que l’Angleterre, la France, l’Italie et l’Espagne réunies. Au sud-est se trouvaient Juneau, la capitale, et les ports libres de glace l’année durant. Nome était située au nord-ouest, à l’autre extrémité. De tous côtés l’Alaska faisait preuve d’excès. À l’ouest, des volcans en activité crachaient de la fumée sur la côte déchiquetée du Pacifique Nord ; et à l’est des glaciers de la taille de Rhode Island surplombaient les fjords. Au cœur du Territoire, le mont McKinley, la plus haute montagne de l’Amérique du Nord, se dressait à travers les nuages au-dessus de vastes étendues boisées. Au début des années mille neuf-cent, un voyageur déclara qu’il faudrait passer sa vie entière en Alaska pour le comprendre vraiment, saisir le changement des saisons dans les quatre zones climatiques, respirer l’air froid si pur quand il traverse la mer gelée. Et peut-être, à la fin de cette vie, pourrait-on enfin atteindre Nome.
Au début des années vingt, Nome était la ville la plus au nord-ouest de l’Amérique du Nord, une ancienne ville-champignon de l’époque de la ruée vers l’or qui avait perdu son éclat. Située à deux degrés sous le cercle polaire arctique, sur le littoral sud de la péninsule Seward, une pointe de terre balayée par le vent, qui avançait de trois cents kilomètres dans la mer de Béring, elle était plus proche de la Sibérie que de n’importe quelle ville importante d’Alaska, et de la pointe la plus occidentale de la péninsule, par un jour clair, chose rare dans ce monde brumeux et tempétueux, il était possible d’apercevoir la Russie, de l’autre côté du détroit de Béring, à seulement quatre-vingt-dix kilomètres de là. La ligne de changement de date passant au milieu du détroit, on pouvait littéralement apercevoir le lendemain.
Depuis le second étage de leur modeste appartement, situé au-dessus de la Miners & Merchants Bank, sur Front Street, Welch et Lula, sa femme, étaient aux premières loges pour assister aux minutieux préparatifs d’hivernage de Nome. Le Victoria était parti et l’Alameda, le dernier bateau de l’automne 1924, venait d’arriver avec les approvisionnements pour l’hiver. Lourdement chargé, il était ancré à un peu plus de deux kilomètres de la côte, dans la « rade » ; il s’était approché aussi près qu’un bateau pouvait le faire sans risquer de s’échouer. À Nome, il n’y avait jamais eu de docks ni de port ; les allèges et les chaloupes devaient franchir les vagues déferlantes, aller jusqu’au bateau à l’ancre, puis faire demi-tour pour regagner le rivage avec leur précieuse cargaison.
Sur Front Street qui longeait la mer, des groupes de débardeurs esquimaux déchargeaient les marchandises et les entassaient sur le rivage, prêtes à être stockées. Il y avait des boîtes de fruits secs et des dindes surgelées, des montagnes de charbon et de pleines caisses de beurre et de thé. L’activité durait toute la journée et se poursuivait la nuit. Des voitures à cheval et des brouettes descendaient Front Street en direction des imposants entrepôts en bois qui se trouvaient sur la rive de la Snake River, à l’ouest de la ville. Il y avait là suffisamment de place pour stocker les provisions nécessaires aux quelque mille quatre cents habitants de Nome et aux dix mille personnes qui vivaient dans les villages éparpillés et les petits camps de prospecteurs de la péninsule Seward, et même au-delà.
La ville était devenue le centre commercial de la région et beaucoup de gens y venaient l’hiver acheter de la quincaillerie aussi bien que des rideaux et du charbon. Si quelqu’un tombait malade, il était pris en charge et soigné par le docteur Welch et ses quatre infirmières au Maynard Columbus Hospital qui disposait de vingt-cinq lits et était considéré comme l’établissement hospitalier le mieux équipé du nord-ouest de l’Alaska.
Front Street n’était jamais aussi animée que les jours précédant le départ du dernier bateau. Les planches craquaient et les trottoirs ployaient sous le poids de tous ceux qui allaient et venaient sur le front de mer. Les œufs étaient entassés dans des cuves remplies d’eau salée et les dindes conservées dans des caches froides ; il y en avait une derrière chaque maison, et si une ménagère manquait de place, elle pouvait toujours se rendre sur Front Street et conclure un arrangement de dernière minute pour bénéficier d’un petit espace dans l’un des comptoirs commerciaux.
Les enfants rapportaient chez eux des seaux remplis des dernières baies sauvages de la saison qu’ils avaient cueillies sur la toundra ; on en ferait des confitures ou mieux encore du cordial, ce qui était en principe illégal depuis la loi sur la prohibition. Les chercheurs d’or qui avaient passé leur temps à prospecter dans les collines aux environs de Nome revenaient, chaussés de bottes en caoutchouc qui leur montaient jusqu’aux genoux et vêtus de pantalons en laine, et ils attendaient dans les hôtels ou les coffee shops le départ du bateau. Ceux qui avaient décidé de rester échangeaient leurs bottes contre des mukluks, les bottes en peau de phoque, chaudes et imperméables, que portaient les autochtones.
Le shérif distribuait des visas de sortie – des tickets bleus fournis par le gouvernement – aux aliénés, aux indigents et à ceux qui étaient enclins à violer la loi. L’Alameda représentant la seule possibilité de quitter la ville et le capitaine pouvant difficilement prendre le risque d’être bloqué à Nome tout un hiver, il était fortement déconseillé de lambiner. La glace était le juge suprême ; aucune autorité ne lui était supérieure.
Les Esquimaux vivaient à environ deux kilomètres à l’ouest de Nome, à l’embouchure de la Snake River, sur un ensablement appelé le Sandspit, et ils se préparaient pour l’hiver comme ils le faisaient depuis des siècles. Ceux qui ne travaillaient pas comme ouvriers à Nome suivaient la côte pour aller pêcher au filet les derniers saumons ou les derniers ombles ; les femmes les vidaient en se servant de leurs ulus, des couteaux à la lame arrondie, et les suspendaient à des râteliers pour les faire sécher à l’air froid de la mer. Si au cours de leurs fréquents voyages vers le nord ils rencontraient un phoque, ils le tuaient, le chargeaient à bord de leur oumiak, un grand bateau recouvert de peaux, et après avoir affronté les vagues, le ramenaient chez eux. Les femmes utilisaient la peau pour confectionner des mukluks, et le blanc était découpé et mangé, ou fondu pour en faire de l’huile destinée à être consommée ou à servir de combustible.
Cette année-là l’hiver s’annonçait tardif et pourtant le rythme des préparatifs s’accélérait sur Front Street, le long du rivage et dans les magasins. Les hommes réparaient les planches branlantes à coups de marteau et arrimaient les bâtiments pour que le vent ne les emporte pas. La Moon Springs Water Company fermait l’alimentation en eau de la ville, deux conduites rudimentaires qui descendaient d’Anvil Creek. On bouchait les trous des murs en prévision du blizzard, et les hommes de la station locale de l’U.S. Coast Guard s’apprêtaient à descendre sur la plage pour tirer au sec la flottille de skiffs, de schooners et d’allèges de Nome.
La banquise arctique approchait peu à peu du détroit de Béring, et de la glace commençait à se former le long du littoral. La mer se transformait en « un océan de neige fondue roulant pesamment sur les plages de sable, écrasant et éclaboussant d’un émail glacé tout ce qu’il touchait », écrivait le naturaliste Frank Dufresne, un habitant de Nome.
Sur le pont de l’Alameda, le capitaine savait qu’il devait faire route vers le sud s’il ne voulait pas risquer d’être pris dans l’étau de la glace qui gagnait du terrain. Il était temps de fermer les écoutilles et d’envoyer un message clair : montez à bord ou passez l’hiver ici.
Quand les coups de sifflet commandant la manœuvre parvinrent jusqu’au rivage, les charpentiers laissèrent tomber leur marteau, les ménagères s’immobilisèrent en pleine rue, les chiens de traîneaux qui vagabondaient librement sur Front Street levèrent la tête et, comme pour saluer le départ de l’Alameda, poussèrent leur hurlement plaintif.
La dernière allège se précipita vers le bateau, chargea les marchandises restantes et regagna le rivage. De la fumée noire s’échappa des cheminées de l’Alameda, l’ancre remonta lentement, puis la proue du bateau commença doucement à tourner vers le sud, et tous ceux qui se trouvaient à Nome retinrent leur souffle.
Ils étaient livrés à eux-mêmes, du moins jusqu’au printemps.
« Il m’a semblé que la moitié des habitants de Nome avaient réussi à monter à bord du vieux vapeur, a écrit Dufresne. J’avais l’impression qu’on m’avait abandonné sur des glaces flottantes… C’est le plus mauvais jour que j’aie passé en Alaska. »
Billet simple pour l'Alaska
Prisonniers de la glace