Entre la mort de Sissy en 1935 et la disparition de l’Oncle Jake en 1940, le sac de Sissy est resté accroché au bouton de ma porte, sa lingerie et ses rares objets personnels sont restés comme elle les avait laissés dans les trois tiroirs qui lui avaient appartenu. Personne ne les a ouverts et on n’a touché à rien pendant ces cinq années. L’Oncle Jake ne s’est jamais complètement remis de la mort de Sissy. Malgré son désir de m’épargner sa tristesse et sa volonté de se ressaisir, selon l’expression de Frank Morley, au cours des premières semaines puis des mois où nous nous sommes retrouvés seuls. Malgré son caractère inventif, les aventures dans lesquelles il se lançait impétueusement, ses moments d’exubérance. En dépit des efforts constants de Frank Morley et de Hilda Laubenstein pour l’admirer, le consoler, l’amuser, pour essayer d’adoucir son chagrin de toutes les façons possibles — bref en dépit de tout, Sissy était toujours présente dans ses pensées, comme il lui arrivait souvent de le dire au beau milieu d’une conversation, et ses jours d’abattement, comme il les appelait, étaient fréquents. Moins de trois mois après la mort de Sissy, avec toute sa vieille exactitude et son effervescence indomptable, il fit revenir les McGinnis d’Olo Island dans l’hydravion de Rex Ainsworth jusqu’à Juneau — Rex prétendit n’avoir jamais vu deux passagers plus effrayés que les McGinnis ce jour-là — et l’Oncle Jake, utilisant pour cela l’argent fourni par sa mère, leur loua une cabine pour Seattle et les réexpédia dans le Connecticut d’où, d’après lui, ils n’auraient jamais dû sortir. Frank Morley et Hilda Laubenstein essayèrent bien d’empêcher l’Oncle Jake de traiter les McGinnis d’une façon aussi cruelle et absurde, et furent aussi désolés que moi de les voir s’en aller. Mais l’Oncle Jake tint bon, et il fut de la meilleure humeur du monde jusqu’au jour pluvieux où nous devions leur dire adieu. Puis, comme l’observa Hilda Laubenstein, il sembla se laisser couler. Il refusa définitivement de s’occuper d’Olo Island, de vendre l’élevage ou même de récupérer la récolte annuelle de peaux de renards bleus, préférant, comme il le disait, la ruine aux dépouilles d’un sourd-muet venu de l’est et qui d’ailleurs n’aurait jamais dû venir en Alaska. Quant aux renards encore vivants, il dit à Frank Morley qu’ils pouvaient toujours mourir de faim pour ce qu’il en avait à faire. Le désespoir de l’Oncle Jake était à l’époque presque aussi profond que le jour où Sissy était morte. Puis, tout aussi inexplicablement, il se reprit.
On recommença à jouer aux cartes deux fois par semaine — j’avais pris la place de Sissy. Je prenais soin de ne jamais empêcher l’Oncle Jake de gagner et Hilda, qui ces soirs-là faisait la cuisine pour nous quatre, cessa de tricher. Elle était persuadée que notre petite maison de High Ridge Street était pour quelque chose dans ces périodes de dépression que traversait de temps en temps l’Oncle Jake. Elle voulait que nous allions nous installer dans un appartement à louer depuis peu et qui se trouvait dans l’immeuble en bois où elle habitait maintenant et où, elle nous le rappela, Doc Haines était installé depuis très longtemps et où il avait son cabinet. Que pouvait espérer de mieux l’Oncle Jake, affirmait-elle, que d’avoir pour voisins un dentiste et une infirmière ? Mais, avec une force qui étonna tout le monde et plongea Hilda dans la perplexité, l’Oncle Jake déclara que tant qu’il serait en vie, jamais il ne me priverait du foyer que Sissy avait créé pour nous. Ce qui mit un terme à tout projet de déménagement.
Poussé par Frank Morley et encouragé par Hilda, l’Oncle Jake songea à recruter un nouvel équipage pour The Prince of Wales. Il remplaça French Pete par un Polonais pas bon à grand-chose et qui jamais de sa vie n’avait travaillé sur un bateau. Seulement c’était un expert dans le maniement de la dynamite, ce qui, d’après l’Oncle Jake, le rendrait extrêmement précieux quand ils finiraient par découvrir leur mine, ce qui ne manquerait pas d’arriver un jour. Il remplaça Wesley Pitts par un certain Densmore — Billy Densmore. C’était le vivant portrait du cuisinier mort. L’Oncle Jake surnomma son nouveau second « Dynamite Pete » en souvenir du prédécesseur et pour rendre hommage à ses talents, tandis que Densmore devenait « Belly Burglar II ». Dynamite Pete, qui se vit affubler par l’Oncle Jake du second sobriquet de « Bohunk », avait l’habitude, comme nous devions bientôt l’apprendre, de mordre entre ses dents les petites capsules explosives en forme de balles de fusil qu’il utilisait pour faire partir ses bâtons de dynamite. Et l’Oncle Jake d’affirmer en plaisantant qu’un jour ou l’autre Bohunk allait se faire sauter la tête, prédiction qui devait m’attacher encore plus à notre nouveau second qu’à French Pete. Quant à Billy Densmore, il devait se montrer encore plus digne des amicales moqueries de l’Oncle Jake que Wesley Pitts. Toujours d’après l’Oncle Jake, il était meilleur cuisinier mais encore plus sale que feu Belly Burglar.
Billet simple pour l'Alaska
Le nouvel équipage