Billet simple pour l'Alaska

L’appel résonne

John Thornton ayant, grâce à Buck, gagné six cents dollars en cinq minutes, se trouva en mesure de payer certaines dettes gênantes, et de réaliser un projet depuis longtemps caressé avec ses camarades. Il s’agissait d’un voyage dans l’Est, à la recherche d’une mine fabuleuse dont le souvenir remontait aux origines mêmes de l’histoire du pays.
Bien des aventuriers étaient partis à sa recherche ; peu étaient revenus ; des milliers avaient disparu sans laisser de trace. L’histoire de cette mine eut été féconde en tragédies mystérieuses. On ignorait le nom du premier qui l’avait découverte.
Rien de précis ne se racontait, à vrai dire ; mais on prétendait que l’emplacement en était marqué par une cabane en ruine.
Ceux qui revenaient épuisés et mourants l’avaient décrite, montrant à l’appui de leurs dires des pépites d’or d’une grosseur surprenante telle que les autres n’en avaient jamais vu.
Personne ...

Amitié

Au mois de décembre précédent, John Thornton, ayant eu les pieds gelés, s’était vu forcé de demeurer au camp, attendant sa guérison, tandis que ses camarades remontaient le fleuve afin de construire un radeau chargé de bois à destination de Dawson. Il boitait encore un peu, mais le temps chaud fit disparaître cette légère infirmité ; tandis que Buck, mollement étendu au soleil, retrouvait par degrés sa force perdue en écoutant l’eau couler, les oiseaux jaser et tous les bruits harmonieux du printemps, accompagnés du murmure profond de la forêt séculaire qui bornait l’horizon au loin.
Un peu de repos est chose légitime après un voyage de trois mille lieues, et il faut confesser que notre chien s’adonna pleinement aux douceurs de la paresse pendant ce temps de convalescence. D’ailleurs, autour de lui, chacun en faisait autant.
John Thornton flânait, Skeet et Nig flânaient – en attendant que sonnât l’heure de donner un coup de collier.
Skeet était une peti...

Chasseurs du Nord

Le choix du traîneau à chiens pour transporter le sérum à Nome répondait à une vérité fondamentale propre à l’Alaska : en 1925, la machine capable d’égaler l’endurance, la vitesse et la fiabilité des hommes et des chiens n’avait pas encore été inventée. L’avion serait peut-être une solution dans l’avenir, mais pour les habitants de Nome le traîneau à chiens représentait le seul espoir dans l’immédiat. Si l’on voulait enrayer l’épidémie, il fallait se fier à l’une des méthodes de transport les plus anciennes jamais développées, et emprunter les chemins et les pistes tracés par les anciens peuples de l’Arctique pour acheminer les secours.
L’utilisation du traîneau à chiens en Arctique datait de plusieurs milliers d’années et faisait partie intégrante de cultures autochtones bien adaptées aux conditions de vie et au climat les plus rigoureux de la terre. Isolés et inconnus du reste du...

Quarantaine

Selon les critères de Nome, c’était un bureau confortable, avec une grande fenêtre en saillie, une rangée de plantes en pots, tendrement soignées par l’infirmière en chef, Emily Morgan, et des étagères garnies de livres de médecine que Welch avait lus et relus. La pièce, orientée au sud, donnait sur la rue. Welch s’asseyait là souvent pour observer les habitants de la ville aller et venir.
Il connaissait tous les membres du conseil municipal. Il les avait soignés, eux et leurs familles, et en plusieurs occasions Lula et lui avaient été invités à dîner chez eux. La plupart avaient des enfants et ils ignoraient tout de la situation.
Il y avait là George Maynard, un homme solidement charpenté, éditeur du Nome Nugget et maire de la ville ; Mark Summers, le directeur de Hammon Consolidated Gold Fields ; l’avocat Hugh O’Neil ; G. J. Lomen, l’ancien maire de Nome, devenu juge et dont la famille était l’une des plus influentes de la ville.
Compatissant, Summers avait donné c...

De l’or, des hommes et des chiens

Il n’existait pas de pire endroit au monde pour construire une ville, et pourtant Nome fut érigée, presque en une seule nuit, quand deux Suédois et un Norvégien découvrirent une pépite de la taille d’une petite pierre dans un ruisseau proche de la plage. Ces hommes furent bientôt connus comme les « trois Suédois chanceux » et leur découverte provoqua une véritable ruée, en 1898.
Dans un premier temps, ces trois hommes étaient venus s’installer au nord-ouest de l’Alaska en tant que gardiens de troupeaux, dans le cadre d’un programme du gouvernement américain destiné à initier les Esquimaux à l’élevage du renne. Près d’un demi-siècle de pêche à la baleine avait détruit les ressources alimentaires traditionnelles des Esquimaux, phoques et baleines, et la viande de renne paraissait être une alternative possible. Le plus jeune des « Suédois », âgé de vingt-quatre ans, était un pêcheur du nord de la Norvège – unie ...

Prisonniers de la glace

Curtis Welch était le seul médecin sur les centaines de kilomètres de ce littoral oublié de la mer de Béring, et durant les dix-huit années qui venaient de s’écouler, il avait regardé l’hiver arriver soudainement comme cela se passe très souvent dans le Grand Nord. On disait que dans cette région il n’y avait que deux saisons : l’hiver et le 4 Juillet. A Nome, les hivers duraient au moins sept mois et les autres saisons arrivaient et repartaient en quelques courtes semaines. De juillet à octobre, la mer de Béring était libre de glace et la ville était accessible aux bateaux à vapeur et aux schooners venus de Seattle, le port important le plus proche, situé à environ trois mille huit cent quarante kilomètres au sud, soit environ quatorze jours de navigation. Au début de novembre, la mer de Béring gelait et la lumière disparaissait presque du ciel. Le Victoria, habituellement le premier bateau transportant des passagers à arriver au printemps et le dernier à partir à l’automne, prenait ...

Le nouvel équipage

Entre la mort de Sissy en 1935 et la disparition de l’Oncle Jake en 1940, le sac de Sissy est resté accroché au bouton de ma porte, sa lingerie et ses rares objets personnels sont restés comme elle les avait laissés dans les trois tiroirs qui lui avaient appartenu. Personne ne les a ouverts et on n’a touché à rien pendant ces cinq années. L’Oncle Jake ne s’est jamais complètement remis de la mort de Sissy. Malgré son désir de m’épargner sa tristesse et sa volonté de se ressaisir, selon l’expression de Frank Morley, au cours des premières semaines puis des mois où nous nous sommes retrouvés seuls. Malgré son caractère inventif, les aventures dans les­quelles il se lançait impétueusement, ses moments d’exubé­rance. En dépit des efforts constants de Frank Morley et de Hilda Laubenstein pour l’admirer, le consoler, l’amuser, pour essayer d’adoucir son chagrin de toutes les façons pos­sibles — bref en dépit de tout, Sissy était toujours pr&ea...

Le pacte

À la fin de décembre, Castor-Gris entreprit un voyage sur la glace du fleuve Mackenzie, accompagné de Mit-Sah et de Klou-Kouch. Pour lui-même et pour sa femme, il prit la conduite d’un premier traîneau tiré par les gros chiens. Un second traîneau, plus petit, fut confié à Mit-Sah, et les jeunes chiens y furent attelés. Ce traîneau était un jouet plutôt qu’autre chose, et cependant il faisait les délices de Mit-Sah, qui commençait ainsi à jouer son rôle dans le monde et en était tout fier. À son tour, il apprenait à conduire les chiens et à les dresser. Le petit traîneau n’était pas d’ailleurs sans avoir son utilité, car il portait près de deux cents livres de bagages et de nourriture.
Le louveteau avait vu les chiens du camp travailler sous le harnais. Aussi ne fut-il point trop effarouché lorsqu’on l’attela pour la première fois. On lui passa autour du cou un collier rembourré de mousse et que deux lanières reliaient à une courroie qui se...

Le mur du monde

Lorsque la louve avait commencé à aller chasser au-dehors, elle avait dû laisser derrière elle le louveteau et l’abandonner à lui-même. Non seulement elle lui avait inculqué, à coups de nez et à coups de patte, l’interdiction de s’approcher de l’entrée de la caverne, mais une crainte spontanée était intervenue chez lui pour le détourner de sortir. Jamais, dans la courte vie qu’il avait vécue dans la tanière, il n’avait rien rencontré qui pût l’effrayer, et cependant la crainte était en lui. Elle lui venait d’un atavisme ancestral et lointain, à travers des milliers et des milliers de vies. C’était un héritage qu’il tenait directement de son père et de la louve, mais ceux-ci l’avaient à leur tour reçu par échelons successifs de toutes les générations de loups disparues avant eux. Crainte ! Legs du Wild, auquel nul animal ne peut se soustraire !
Bref, le louveteau gris connut la crainte avant de savoir de quelle étoffe el...

Le coeur des flétans

Il faudrait toujours être en route pour l’Alaska. Mais y arriver à quoi bon. J’ai fait mon sac. C’est la nuit. Un jour je quitte Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux, c’est février, les bars ne désemplissent pas, la fumée et la bière, je pars, le bout du monde, sur la Grande Bleue, vers le cristal et le péril, je pars. Je ne veux plus mourir d’ennui, de bière, d’une balle perdue. De malheur. Je pars. Tu es folle. Ils se moquent. Ils se moquent toujours – toute seule sur des bateaux avec des hordes d’hommes, tu es folle… Ils rient.
Riez. Riez. Buvez. Défoncez-vous. Mourez si vous voulez. Pas moi. Je pars pêcher en Alaska. Salut.
Je suis partie.
Je vais traverser le grand pays. À New York j’ai envie de pleurer. Je pleure dans mon café au lait, puis je sors. Il est très tôt encore. Je marche le long de grandes avenues, désertes. Le ciel est très haut, très clair entre les tours qui s’élèvent comme des folles, l’air est cru. Des petits stands-caravanes vendent ...